Encore tout exaltés par le défi victorieux du 11 novembre 1943 à Oyonnax, Henri JABOULAY et Lucien BONNET prennent le chemin du retour. Qui donc lance l'idée au cours de la nuit ? Deux jours plus tard, H. JABOULAY me la soumet.
Il s'agit de monter une mystification spectaculaire, de frapper l'opinion par une grande victoire psychologique; les rieurs seront pour nous, les adversaires mesureront la puissance de nos moyens clandestins et, qui sait, des vocations nouvelles nous rejoindront.
Depuis que le PROGRES s'est sabordé, il n'existe plus qu'un seul grand quotidien dans la région lyonnaise, le NOUVELLISTE. Organe de la droite solidement enracinée à Lyon, il prêche chaque jour la collaboration; à longueur de colonnes il insulte sans danger la Résistance. Il faudrait pouvoir sortir de nos ateliers secrets un faux Nouvelliste que l'on substituerait au vrai dans les postes de vente.
Le projet me séduit sur le champ et me paraît parfaitement réalisable. Elaborer une feuille imitant le Nouvelliste ne présente pas de difficultés insurmontables. Le problème essentiel réside dans la diffusion rapide aux divers kiosques; il serait trop long et fort périlleux de chercher complicité parmi les tenanciers. Il faut donc que nos diffuseurs soient nos propres hommes. Mais l'alerte sera vite donnée. L'opération présente des risques évidents; il faudra qu'elle soit méticuleusement organisée, son succès dépendra de la rapidité d'exécution.
Le lendemain, je convoque H. JABOULAY, PASCAL, mon adjoint chargé de l'impression de notre propagande, et DUVERNOIS, notre responsable «groupe franc». Les tâches de chacun furent fixées, PASCAL préparerait l'impression de 25.000 exemplaires, JABOULAY fournirait copie et mise en page, DUVERNOIS monterait l'opération de substitution du «Vrai» par le «Faux». Le matériel rédactionnel ne ferait pas défaut, car écrire à l'abri demeure chose aisée et les amateurs ne manquent pas. Mais il fallait imiter la mise en page et la typographie du «Vrai», composer des titres pouvant un instant couvrir le subterfuge. Grâce aux intelligences que possédaient JABOULAY à PARIS-SOIR (celui de Lyon), à la collaboration du rédacteur en chef P. BONNET et de P. SCIZE, cela fut fait au mieux. PASCAL mobilisa l'héroique E. PONS et ses compagnons, les typos VERNIER et PLANCHET, notre imprimerie de la rue Viala.
Pendant des jours, DUVERNOIS et ses hommes vont repérer le trajet des véhicules des Messageries Hachette vers les agents vendeurs. Neutraliser les conducteurs des véhicules, remplacer les paquets de journaux officiels par nos paquets, cela n'est pas impossible à l'audace de nos groupes francs. Mais outre les risques évidents, cela suscitera du tumulte, de précieux instants seront gâchés et l'opération finalement échouera. Fort heureusement les agissements de la censure vont fournir la solution. Fréquemment des informations se voyaient censurées alors que le Nouvelliste était déjà, non seulement imprimé mais remis aux vendeurs. Les Messageries couraient alors reprendre les journaux pour les remplacer par la nouvelle édition expurgée.
Tout étant prêt, l'opération est fixée au 31 décembre.
Nuit de veille. Au garage où sont stockés les 25.000 exemplaires de notre «Faux», les groupes francs de l'équipe DANIEL (une vingtaine d'hommes) préparent les paquets sur lesquels ils collent la bande «Censure». Ils disposent de six véhicules portant la vignette «Service de Presse». Ils connaissent à fond leur parcours, leurs horaires, le nombre de paquets à déposer à chaque poste; une dernière répétition et ils dorment. A 5 heures, debout ! Trois par voiture, un homme de protection avec mitraillette et grenades. A chaque étape, même scénario, la voiture stoppe, un camarade descend, fait son laïus au vendeur encore mal dégourdi du sommeil : censure allemande, nouvelle livraison, reprise de la première édition. Le brave homme veut faire des comptes; pas question, on verra plus tard, les Messageries simplifient aujourd'hui leurs méthodes. A chaque poste, des hommes circulent à pas lents, cette présence étonne, ce sont nos hommes de protection, dont des gardiens de la paix, nos complices.
Réussite magistrale, ce n'est qu'autour de 8 heures que l'alerte est donnée. Trop tard, les lecteurs rigolent doucement, nos gars ont regagné leur garage. La ville toute entière connaît bientôt le résultat de la bonne farce. Les Allemands, toutes les polices sont sur les dents, ceci vaut des perquisitions au Nouvelliste, au Lyon Républicain. Les M.U.R. ont ridiculisé l'adversaire. DUVERNOIS et ses hommes n'ont pas essuyé la moindre perte, on parlera longtemps de cette extraordinaire aventure. Plus tard, Eugène PONS ira mourir à Neuengamme, PASCAL (Paul GIRIN), F. VACHER tomberont sous les balles allemandes.
Nous remercions notre ami Alban VISTEL de nous avoir autorisé à reproduire ce passage de son livre «LA NUIT SANS OMBRE».
La Voix du Maquis