Aux rendez-vous de l'Histoire, - la grande, celle qui a forgé la Nation -, les Pays d'Ain ont inscrit leur date : 11 novembre 1943.
De GAULLE l'a saluée comme un événement majeur qui força la reconnaissance de la Résistance française par les Alliés, Alban VISTEL écrit qu'elle fut le coup de tonnerre qui creva la nuit oppressante de l'Occupation, Henri PETIT (ROMANS) vit en elle le témoignage de l'existence d'une armée dont "ni les soldats, ni les officiers ne ressemblaient, même de loin, à des terroristes". Et beaucoup d'autres voix, on le verra, ont exalté, magnifié l'éclat de ce jour-là.
Soixante années ont passé. Mais que l'on imagine aujourd'hui quel formidable culot poussa ces quelque cent cinquante maquisards de France et leurs chefs, venus en camions de leurs repaires montagnards du Bugey, à défiler au grand jour (et pas n'importe lequel !), à la barbe des nazis, dans une ville de la France occupée...
Eurent-ils sur-le-champ pleinement conscience, en ce jour interdit parce qu'il commémorait la victoire des poilus de 14-18 sur les Allemands, qu'ils venaient, ces maquisards de chez nous, de signer un "coup" dépassant de loin la symbolique pure, un "coup" qui interpella si fort CHURCHILL et ROOSEVELT qu'il allait débloquer le largage tant attendu des parachutes porteurs de containers chargés d'armes et de vivres ?
A elle seule, l'inscription vengeresse barrant la gerbe déposée au pied du monument aux morts d'Oyonnax proclamait toute sa charge provocante : "Les vainqueurs de demain à ceux de 14-18".
Explosion de cris, de hurrahs, d'applaudissements : en cet instant, sans doute, les maquisards de l'Ain ne pensaient sûrement pas qu'ils venaient d'écrire une page forte de l'Histoire de leur Pays... Ils goûtaient l'ivresse forte d'une heure extraordinaire, savourant la joie immense d'être réchauffés par la fraternité chaleureuse des populations oyonnaxiennes éberluées... Et cet accueil, en réponse à leur défi, les paya au centuple de leur audace.
«NOUS ALLONS FRAPPER UN GRAND COUP...»
Défi ? C'en était un, à coup sûr, dont "l'initiative et par conséquent le mérite", écrit le Colonel Henri GIROUSSE (ex-capitaine CHABOT, commandant le groupement sud) en reviennent au capitaine ROMANS". C'est lui qui avait réuni quelques jours auparavant, à son P.C. de Granges, ses principaux adjoints : CHABOT, mais aussi Noël PERROTOT (alias MONTRÉAL , commandant le groupement nord) et RAVIGNAN. L'un des buts de l'expédition était "de montrer le vrai visage du maquis, encadré par de vrais officiers français, à la population civile, plus ou moins endoctrinée par la propagande de Vichy".
C'est à CHABOT, un ancien de Saint-Cyr, que fut confiée la mission d'organiser le défilé. Entreprise lourde de risques multiples !
... Car nul ne peut supposer, même après un demi-siècle, qu'une démonstration d'une envergure telle, aux conséquences imprévisibles, ait pu relever d'une banale improvisation ! "Je pensais surtout à la menace pesant sur les populations de nos amis civils sans défense", craignait CHABOT à juste titre ... "Et pourtant, avec le recul, on peut affirmer que le défilé des maquis, le 11 novembre 1943, a été non seulement un grand succès, mais une opération positive et bénéfique". Ce que traduit aussi par une autre formule le Lieutenant DE LASSUS, commandant la 1 ère section : «Trois ans après la honte de 40, un drapeau français, des soldats de chez nous, osaient se montrer à découvert, malgré les troupes d'occupation !».
Tout fut donc minutieusement préparé. Il fallait neutraliser les forces de police ou de gendarmerie, heureusement complices grâce à des hommes de la trempe du Capitaine VERCHERE, qui sera plus tard déporté. Il fallut aussi se procurer, bien évidemment, des véhicules. Une camionnette avait même été remise par le Père Supérieur (déporté et mort en Allemagne) de la Trappe des Dombes fin août 1943. Elle servit pour le transport du 11 novembre.
Une brochette de garçons enthousiastes et dévoués s'occupèrent tout spécialement des conditions, pour le moins hasardeuses, de l'approvisionnement en essence. S'il faut citer quelques noms, - entreprise délicate car elle entraînera inévitablement quelques omissions involontaires -, surgissent des figures comme celles de Jean MIGUET et son équipe de Hauteville, Octave TARDY, Michel PENON, Emile CARRIER... Et tant d'autres encore, dont celle du Lieutenant BRUN, celles des équipes de neutralisation de la ville, des résistants d'Oyonnax, bien évidemment, rassemblés autour du Lieutenant CURTY (BOUDET), Chef de l'A.S. - secteur C6, du Professeur Elie DESCHAMPS (RAVIGNAN), des familles MOIRAUD et JEANJACQUOT.
Tout semble prêt. "Nous allons frapper un grand coup", prévient ROMANS, en serrant la main de Pierre MARCAULT, responsable des Fermes "Morez" et des "Combettes", et auquel vont être confiées, on va le voir, d'importantes et nouvelles responsabilités dans la conduite du défilé. "Nous allons frapper un grand coup : défilé drapeau en tête, dans une ville du département. Le lieu et la date ne sont pas encore arrêtés, mais il faut tout de suite vous y préparer".
Bien sûr que oui, l'on s'y prépare ! On sensibilisera l'opinion : les officiers seront en tenue, les hommes en uniforme. On dût trouver un drapeau certes, mais aussi des clairons, des tambours... et même quelques paires de gants pour la garde du drapeau. Car ce ne sont pas des marginaux qui vont avancer au grand jour dans le centre d'Oyonnax, mais des patriotes français, propres, résolus et disciplinés. Et surtout grisés de liberté ; d'une liberté qu'ils souhaitent faire partager à leurs compatriotes étouffés sous la botte ennemie.
Le 11 novembre au matin, "Dans l'aube froide et cotonneuse", telle que la décrit MARCAULT, la colonne des maquisards, pataugeant dans la neige, s'ébranle enfin. Un peu plus bas, on s'entasse dans les camions soigneusement bâchés. Direction enfin révélée : Oyonnax.
Les routes de montagne sont périlleuses. A tout moment, l'ennemi peut intercepter le convoi. Passons sur les difficultés imprévues rencontrées sur le trajet, sur les retards, les craintes d'être confrontés à une panne de moteur (ou de carburant)... Quant à l'itinéraire, soigneusement étudié, il sera ainsi fixé : le convoi s'ébranlera du Grand Abergement. On filera par Le Poizat, Lalleyriat. On traversera la RN 84 à Moulin de Charix. On grimpera aux abords du lac Genin, avant de déboucher sur Oyonnax par la forêt d'Échallon.
Nous voici maintenant proches du lieu... et tout près de l'instant que retiendra l'Histoire.
Le dispositif du défilé, lui aussi, a été scrupuleusement arrêté. ROMANS marchera en tête avec, à ses côtés, le capitaine JABOULAY, puis le Lieutenant Charles MOHLER (DUVERNOIS), le Lieutenant Lucien BONNET (DUNOIR) de l'État-Major régional R1. Suivra le drapeau avec sa garde. Roger TANTON, mitraillette au poing ouvre la marche.
Ce sont trois sections, fortes chacune d'une trentaine d'hommes, qui défileront derrière le drapeau.
De LASSUS avancera en tête de la première section : à ses côtés, les frères jumeaux Marius et Julien ROCHE. Pierre MARCAULT commandera la seconde section, et CHABOT la troisième, que "bouclera" en serre-file VERDURAZ.
Le drapeau ? C'est Raymond MULARD qui aura l'honneur de le porter. On l'a prévu au camp de Morez, comme pour toute la garde. Les hommes se sont entraînés à défiler. De même l'équipement touchant au drapeau a été récupéré à Hotonnes et Ruffieu (notamment auprès du curé et du secrétaire de mairie). Car il fallait aussi, - et ce n'était pas un détail mineur -, quelques paires de gants blancs. "Les miens, a précisé MULARD qui le tenait de son vieux copain Raymond COMTET, avaient été portés par une jeune femme qui s'était mariée huit jours plus tôt !".
Quant à Pierre CHASSE (LUDO), il se souvient qu'on lui remit, quelque part à l'entrée d'Oyonnax, une gerbe en forme de grande croix de Lorraine fleurie : "Un peu encombrant et pas très discret, jugea-t-il, ce "paquet" ; quand on se ballade seul sur une route !".
Peu après, alors que les unités de maquisards sont fin prêtes, et que les hommes de protection, mitraillette au poing, sont en place, LUDO remettra la gerbe à Julien ROCHE, qui avancera aux côtés de son frère Marius, tandis que lui, LUDO, trouvera une place à gauche de la garde d'honneur du drapeau.
UNE MARSEILLAISE MÊLÉE DE LARMES...
Il est près de midi. Le Patron (entendez par là, bien sûr, ROMANS-PETIT) se tourne vers ses hommes : - "Les Maquis de l'Ain, à mon commandement"
Cet ordre que le chef vient de hurler, devant une population abasourdie, il résonne encore dans les oreilles de tous les acteurs survivants de ce grand moment, cinquante ans plus tard. Le clairon sonne la garde. MULARD dresse bien droit son cher drapeau, et porte sur la poitrine sa croix de guerre 39-40.
Depuis la place de la Poste jusqu'au monument aux morts, les clairons et les tambours rythment la marche. "Aucun de ceux qui ont participé à cette cérémonie, commente CHABOT, ne peut oublier l'ambiance exceptionnelle qui s'est créée peu à peu pour atteindre l'un de ces sommets qu'il est rare de vivre dans toute une existence".
ROMANS dépose la gerbe barrée de sa fière inscription. La "Marseillaise" s'élève, enflée par la foule, une "Marseillaise" mêlée de larmes, "qui surgit, grossit, monte...".
«Cette Marseillaise ce n'est pas celle des aires d'aérodromes ou des quais de gares, mais celle des soldats de l'an II de la République» comme le dira plus tard Daniel MAYER, Président du Conseil Constitutionel, lors d'un discours au Val d'Enfer à Cerdon.
On acclame les gars du maquis, on les entoure affectueusement. On leur donne ce que l'on a sous la main : un peu d'argent, des cigarettes et, bien plus que cela, des cris d'encouragement et de réconfort. Des hommes, des femmes, des jeunes et d'anciens poilus de 14-18 se jettent dans les bras de ces maquisards en poussant des cris d'allégresse. On chante : "Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine". Un seul mot peut résumer l'instant : le délire. Ce jour-là, soldats en uniforme pour la parade de l'honneur, ces hommes venus de tous les horizons de la province profonde, de toutes conditions et de toutes confessions, animés par le seul souci de redonner liberté et grandeur à leur pays asservi, ces hommes ressembleraient pour l'éternité aux soldats de l'An Il. Il arrive que sur sa route, très rarement, l'Histoire se répète... Oyonnax connut ce rarissime privilège.
Il faut repartir. Vite laisser derrière soi les ovations d'une population comme prise de folie. On embarque dans les camions. Direction : les camps où se préparent de nouvelles luttes, où s'entraîneront toujours davantage de patriotes en vue d'affrontements futurs. Nul ne sait, le soir, quand chacun, le coeur léger, repasse dans sa mémoire fraîche les images hautes en couleurs et en cris d'allégresse d'un exploit qui a sublimé tous les coeurs, nul ne sait de quoi sera fait l'an 1944 tout proche, et quand sonneront enfin les cloches de la Libération...
Le coup d'audace d'Oyonnax, on l'a dit, allait connaître un retentissement extraordinaire "que nul parmi nous n'avait prévu" reconnaît CHABOT qui rappelle qu'à Londres, Emmanuel d'ASTIER de la VIGERIE, en informe lui-même Winston CHURCHILL. Alban VISTEL lui aussi confirmera cette précision à CHABOT : «Cet exploit, c'est autant la réussite de ceux qui défilèrent que de ceux, infiniment précieux, dont la tâche plus obscure mais essentielle fut, à l'arrière, d'assurer la protection par tous les moyens».
Les Maquis de l'Ain venaient de gagner une bataille pour la libération de la France. "L'esprit de la France vit encore", écrivaient, quand leur parvint l'information, les journaux de Grande Bretagne, d'Amérique et des pays neutres, relatant les circonstances incroyables de ce défilé, un sursaut d'hommes volontaires épris de liberté.
Les conséquences de l'exploit furent immédiates, on le sait : CHURCHILL annonça à Emmanuel d'ASTIER de la VIGERIE : "J'ai décidé d'armer la Résistance Française". Ainsi, la France résistante tout entière allait bénéficier du défilé d'Oyonnax.
Et sans doute est-ce en pensant au courage des auteurs de ce "coup" que plus tard André MALRAUX, évoquant l'engagement des premiers maquisards, s'écriera : "Pour la première fois depuis son désastre de 1940, la France occupée, martyrisée, fait à nouveau entrer sa voix à travers le monde libre. Elle s'engageait bien sur la voie de l'effort, du sacrifice et du sang".