Rappelons les faits. Le 16 décembre 1943, trois voitures légères, transportant chacune cinq hommes, partent du département de l'Ain pour aller détruire une partie des installations électriques de l'usine du Creusot.
En exécution des ordres du colonel ROMANS, le lieutenant PERRIN-JASSY, alias MANTIN, a préparé longuement cette mission de sabotage, qui a pour but de perturber durablement la production de l'usine. Il participe à l'expédition dirigeant l'une des trois équipes.
Leur mission accomplie, deux équipes réussissent à rejoindre leur base malgré les difficultés rencontrées. La troisième équipe composée du lieutenant Edouard BOURRET (alias BRUN), de Félix LE NOACH, Paul SIXDENIER, Louis TANGUY (alias LESOMBRE) et André VAREYON (alias DET) ne peut franchir le barrage allemand situé au lieu-dit "La Galoche".
Le 4 décembre 1993, fut inauguré, à Saint Laurent D'Andenay (Saône et Loire), une stèle à la mémoire d'Édouard BOURRET, compagnon de la Libération, et des deux camarades arrêtés et fusillés. La Voix du Maquis, numéro 116, rendit compte de cette cérémonie. Nous revenons aujourd'hui sur ce temps fort, qui marqua profondément la population rassemblée, en publiant dans son intégralité le texte de l'allocution d'André VAREYON, seul rescapé encore vivant de l'équipe BRUN. C'est un témoignage dont l'intérêt ne vous échappera pas. Remercions vivement notre ami "DET", de nous autoriser cette publication et écoutons-le :
"Je ne vous cacherai pas que c'est avec peine que j'évoque cette journée du 16 décembre 1943 au cours de laquelle j'ai perdu plusieurs de mes plus chers camarades et mon meilleur ami; d'abord parce qu'il est quelque peu gênant de se raconter, et surtout parce que, comme beaucoup de rescapés d'événements tragiques, j'éprouve toujours un certain malaise d'avoir été le bénéficiaire, involontaire sans doute, de la criante injustice du fait d'être encore là, alors que les meilleurs ne sont plus.
C'est pourtant pleins d'enthousiasme que, vers midi de ce 16 décembre 1943, nous quittions le PC de Chalour près de Cize pour aller neutraliser les usines du Creusot. Nous savions qu'ainsi nous éviterions à la population les horreurs d'un nouveau bombardement aérien et qu'en neutralisant les usines avec le minimum de destructions, nous préservions le potentiel économique du pays. Et puis nous avions un compte à régler car l'avant-veille, l'occupant avait procédé à une opération terroriste de représailles dans l'Ain, en déportant toute la population masculine de Nantua, et en assassinant plusieurs personnalités à Nantua et à Oyonnax.
Le voyage aller de notre équipe se passa sans incident majeur, si ce n'est une crevaison qui nous fit perdre beaucoup de temps, et la rencontre inattendue dans la traversée d'un village de troupes allemandes en déplacement ou en manoeuvre. Ce simple incident devait pourtant avoir une certaine importance par la suite, puisque c'est pour éviter cette zone que le Lieutenant BOURRET, alias BRUN, décida de modifier notre itinéraire de retour.
Arrivés à proximité de notre objectif avec près de deux heures de retard, nous ne pouvions plus pénétrer dans l'usine en nous mêlant à la foule des ouvriers entrant à 14 heures. Aussi fut-il décidé que nous ne pénétrerions qu'à deux, LESOMBRE, qui avait fait la reconnaissance d'objectif, et moi-même, responsable de la mise en oeuvre des explosifs.
L'usine était surveillée par des postes allemands, mais il n'y avait pas de contrôle systématique des cartes à l'entrée du personnel. Sans doute s'en remettait-on à la seule surveillance du concierge. Avec nos musettes à l'épaule, nous entrâmes sans encombre comme de simples ouvriers. L'accès au bâtiment renfermant les transformateurs à détruire fut aussi aisé, malgré la présence d'une sentinelle qui, nous voyant approcher avec assurance, eut le bon goût de s'écarter pour nous laisser passer.
A l'intérieur, les choses se compliquèrent un peu. LESOMBRE, sujet au paludisme, et qui avait été
déjà légèrement indisposé dans la voiture, supporta mal la chaleur et la forte odeur écoeurante de graisse chaude, et se mit à vomir et à grelotter. II fallait aussi se faufiler entre les appareillages électriques pour échapper à la vue du personnel occupant un bureau vitré situé en mezzanine à l'autre bout du hall. La mise en place des explosifs ne présenta pas de difficultés particulières, et fut terminée bien avant l'heure d'activer les crayons allumeurs.
L'attente de cette heure d'amorçage me parut très longue. La sortie de l'usine fut aisée et nous rejoignîmes le reste de l'équipe comme prévu.
Nous étions si heureux d'avoir rempli notre mission que nous nous embrassâmes, avant de repartir sans plus tarder.
C'est en repartant que BRUN m'annonça qu'en nous attendant, il avait, avec Paul, étudié un autre itinéraire de retour évitant les grands axes et la zone où nous avions constaté la présence de troupes allemandes.
La nuit était tombée et sans lune, l'obscurité était presque totale, ce qui rendait particulièrement malaisé le repérage de l'itinéraire.
Peu après la sortie du Creusot, un premier barrage se révélait par des feux de lampes électriques s'agitant au milieu de la chaussée.
Comme il ne semblait pas y avoir d'obstacle sérieux, BRUN décida de foncer pour passer en force, ce qui fut fait sans que les Allemands aient eu le temps de tirer. Peu après, un deuxième barrage fut passé dans les mêmes conditions.
A un carrefour aux abords de Montchanin, un troisième barrage apparut, mais un gros camion, venant d'une rue transversale, obstruait le passage et nous obligeait à stopper. Sur l'ordre de BRUN, les armes furent dissimulées sous les manteaux, et personne ne bougea. Un gradé allemand s'approcha et demanda simplement les papiers. BRUN lui en remit un tas impressionnant que l'Allemand, embarrassé, regarda à peine et rendit presque aussitôt en faisant signe de passer, alors que d'autres Allemands fouillaient le camion.
Nous riions de bon coeur en pensant que nous étions sortis de la zone des barrages. Mais peu de temps après que BRUN eut signalé le franchissement du Canal du Centre, nous aperçumes de nouveaux signaux de barrage. BRUN nous dit de baisser les vitres et de nous préparer pour un passage en force, et appuya à fond sur l'accélérateur. Mais alors que la voiture atteignait déjà une grande vitesse, six phares s'allumèrent face à nous. Trois voitures de front barraient la route. Aveuglé, BRUN freina brutalement et le choc frontal fut évité de justesse. Le freinage avait été si brutal que nous nous retrouvâmes projetés pêle-mêle les uns sur les autres, et qu'avant que nous ayons pu nous ressaisir, les mitraillettes allemandes passées par les vitres baissées nous tenaient en respect. Il fallut descendre de voiture, les mains en l'air.
Au fur et à mesure que nous sortions, nous étions pris en charge par trois Allemands chacun. L'un nous tenait les bras derrière le dos, un autre nous fouillait, et le troisième nous enfonçait le canon de son arme dans les côtes. Placé au milieu, à l'arrière de la voiture, j'étais le dernier à en sortir. BRUN avait déjà été fouillé et désarmé, et un officier allemand s'approcha de lui, sans doute pour l'interroger, lorsque BRUN, se dégageant brusquement des deux soldats qui l'encadraient, se rua sur lui, l'envoyant rouler à terre et criant quelque chose que dans le bruit ambiant des vociférations allemandes, j'interprétai comme un "Sauve qui peut !" Presque aussitôt, des rafales de mitraillettes éclatairent de l'autre côté de la voiture. Mais ce n'est que beaucoup plus tard que j'appris qu'il s'agissait de rafales tirées en direction de LESOMBRE qui, profitant de la diversion créée par BRUN, venait de s'enfuir en sautant la haie bordant la route. L'officier allemand se releva très vite et à bout portant tira deux balles de pistolet sur BRUN que deux soldats maîtrisaient à grand peine. BRUN s'écroula en criant : "Vive la France ! Vive DE GAULLE" Paul et Félix qui, avec BRUN, avaient été entraînés en avant de notre voiture et se trouvaient ainsi au milieu des Allemands et dans la zone violemment éclairée par tous les phares des voitures étaient voués à l'impuissance, et la dernière image que je conserve d'eux, c'est celle de Paul ceinturé par derrière par un véritable colosse et de Félix envoyé à terre d'un coup de crosse.
J'étais un peu à l'écart, à la hauteur de l'arrière de notre véhicule et dans la confusion créée par BRUN et la fuite de LESOMBRE, les Allemands qui me tenaient me lâchèrent pour prendre leurs armes et faire face à ce qu'ils pouvaient prendre pour un danger venant de l'autre coté de la voiture. Bien décidé à ne pas être pris vivant, je tentai le tout pour le tout et envoyant à terre le soldat qui se trouvait devant moi, je m'élançai pour sauter la haie de mon côté. Mais elle était trop haute et trop épaisse, et je me retrouvai à plat ventre dans le fossé entre le talus et la haie. Le fossé n'était pas profond, mais par chance il était herbeux et dans l'ombre de la voiture. Persuadés que j'avais franchi la haie et m'enfuyais dans le champ, les Allemands mitraillèrent dans la direction supposée de ma fuite, alors que j'étais encore à quelques pas d'eux, presque à leurs pieds. De là, et malgré le brouhaha, j'entendais BRUN tenter de chanter La Marseillaise, et les coups sourds qui, manifestement, lui étaient assénés. Mais je ne pouvais rien faire d'efficace pour mes camarades et, la mort dans l'âme, je m'éloignai en rampant dans le fossé, jusqu'à ce qu'un trou dans la haie me permette de la traverser sans avoir à me relever.
Je n'avais plus qu'une idée en tête : prendre le plus rapidement possible contact avec un élément de la résistance avec lequel il serait possible de tenter un coup de main pour libérer mes camarades en cours de transfert. Mais encore fallait-il que je sache où je me trouvais exactement.
Je n'avais donc pas à hésiter. Après avoir estimé suffisante la distance parcourue depuis l'accrochage, je me dirigeai vers la première lumière venue et j'arrivai ainsi à St Laurent d'Andenay, chez Mr. BERGER. Ma mine n'était certainement pas engageante, mais il avait entendu les coups de feu et comprit très vite de quoi il s'agissait. Décrochant le calendrier des postes, il me montra où nous nous trouvions, puis m'accompagna chez un voisin alsacien qui était susceptible de me mettre en contact avec la résistance. Malheureusement, cette personne dont j'ignore le nom n'était en contact qu'avec des diffuseurs de tracts de la ville.
Je n'avais plus d'autre solution que de rejoindre le plus rapidement possible ma base de départ, afin d'informer mes supérieurs de ce qui s'était passé.
Malgré les dangers qu'il encourait, M. BERGER tint absolument à m'héberger pour la nuit et à me conduire au petit jour à la gare la plus proche par des chemins discrets. Je n'oublierai jamais la chaleur de l'accueil de cet homme et je regrette beaucoup de n'avoir jamais trouvé l'occasion de le revoir de son vivant.
Le 17 au matin, de très bonne heure, M. BERGER me guida donc jusqu'au Pulet. Mais le trafic ferroviaire ne reprenait qu'à Genouilly. A la gare de Genouilly, me présentant comme évadé, je pus, grâce à la compréhension de la femme chef de gare et de l'équipage du train, prendre le convoi postal pour St Gengoux-le-National où m'attendait une incroyable surprise. En gare de St Gengoux-le National, alors que j'étais caché sur la locomotive qui s'attelait au train de Mâcon, j'entendis une voix connue qui demandait au mécanicien la permission de monter sur l'engin. C'était LESOMBRE. Vous dire notre ébahissement de nous retrouver là, alors que chacun de nous croyait bien être le seul rescapé de l'équipe n'est guère possible. Il nous fallut un certain temps pour réaliser ce qui s'était passé.
LESOMBRE avait passé la nuit dans les bois et n'avait rien mangé depuis 24 heures. L'équipage du train avait déjà mangé son casse-croûte et n'avait rien à lui donner. Profitant d'un arrêt dans une gare, le mécanicien se rendit au wagon postal et se mit à rechercher parmi les colis adressés à de bons bourgeois de Mâcon des colis venant de la campagne et susceptibles de contenir de la nourriture. Le convoyeur postal et le chef de train, mis au courant qu'il s'agissait de donner à manger à des résistants évadés l'aidèrent et tout ce monde se retrouva sur la locomotive pour ouvrir les deux ou trois colis sélectionnés. La sélection était bonne, mais si les saucissons, les fromages de chèvre et les gâteaux étaient immédiatement consommables, il n'en était pas de même de la farine ni des haricots secs. Lorsque LESOMBRE eût mangé ce qu'il pouvait, le chauffeur ouvrit le foyer et y jeta le reste des colis. Car aucun ne voulait qu'il soit dit qu'il avait dérobé quelque chose pour lui-même. Ceux qui savent ce que représentait à cette époque la moindre quantité de nourriture, apprécieront la valeur du geste. Pour moi, c'est un des plus beaux exemples de probité que j'aie connu. Si ma mémoire est bonne, le mécanicien s'appelait POTHIER et habitait Mâcon.
A Mâcon, où la milice effectuait un contrôle en gare avec les Allemands, nous ne descendîmes de la locomotive qu'arrivés au dépôt. Nous y fûmes hébergés pour la nuit au dortoir des cheminots, où l'équipe du train de Bourg-en-Bresse vint nous prendre en charge, le lendemain matin, en nous apportant un petit déjeuner. Quelques heures plus tard, cette équipe nous passait en consigne à Bourg-en-Bresse, à l'équipe du train de La Cluse.
Et vers 11 heures, le 18 décembre, grâce à l'aide généreuse de tous ceux à qui nous avions fait appel, grâce aussi à la merveilleuse et combien efficace complicité des cheminots, nous rejoignîmes notre base à Cize.
Au risque d'être un peu long, je ne pouvais pas ne pas associer dans un même hommage ceux qui tombèrent, les armes à la main pour la libération du pays, et ceux, nombreux mais souvent anonymes, qui ont aussi pris de très grands risques et beaucoup de peine pour apporter à la Résistance toute l'aide dont elle avait besoin.
Enfin, évoquant la Résistance et nos combats contre le nazisme, comment ne pas s'inquiéter et ne pas appeler nos concitoyens à la plus grande vigilance, face aux actuelles et multiples résurgences de l'odieuse idéologie qui a déjà coûté au monde tant de sang et de larmes".
André VAREYON